Les lectures de Spike : Animal Man

L’héritage d’Animal Man

 

Tout commence par une idée, une étincelle, un élan créatif qui prend vie sur le papier. En 1965, à l’occasion du numéro 180 de Strange Adventures, le scénariste Dave Wood imagine pour la première fois un personnage qui allait marquer durablement l’histoire de DC et influencer la carrière de nombreux artistes de renom. Autour d’un concept simple, celui que dans le panthéon des surhommes de la Distinguée Concurrence figure un être capable d’absorber et de faire siennes les propriétés des animaux qui l’entourent, naît Animal Man. Sous les coups de crayon de Carmine Infantino, celui qui porte le nom de Buddy Baker connaît sa première incarnation graphique, et évolue timidement pendant presque 20 ans: les grands héros ne rencontrent pas toujours un succès immédiat. Alors qu’il semble destiné à naviguer au second plan des publications de son éditeur, une renaissance inespérée touche Animal Man en 1985, grâce à la confluence de deux bouleversements d’ampleur, l’un imaginaire, l’autre purement éditorial.

 

Cette même année, un événement historique frappe la galaxie DC, avec la Crisis on Infinite Earths portée par Marv Wolfman et George Pérez. Les réalités alternatives entrent en collision au cours de cette épopée sans précédent, à la suite de laquelle un gigantesque renouveau gagne l’ensemble des séries de la compagnie. Du passé, l’éditeur fait presque intégralement table rase, pour la première fois il offre un nouveau point de départ aux lecteurs, instaure un statu quo inédit pour les novices. Exactement au même moment, un courant artistique propre au comics éclate au grand jour: la British Invasion débute. Une véritable avalanche d’auteurs prestigieux venus de Grande Bretagne prend d’assaut les planches de DC.

Sous l’impulsion de Karen Berger, des gloires en devenir s’emparent de personnages jusqu’ici relativement confidentiels, voire oubliés, et se laissent aller à toutes les excentricités. Alan Moore s’approprie Swamp Thing avec brio et son succès ouvre la voie, Neil Gaiman suivra et fera de même avec Sandman quelques années plus tard, Peter Milligan laisse lui percevoir son talent sur Shade, Jamie Delano explose grâce à son travail sur Hellblazer, tandis que le jeune Grant Morrison hérite de Animal Man. Un trait commun unit ses auteurs: leur approche plus littéraire du métier de scénariste de comics, une nouveauté pour l’époque. Tout commence par une idée, certes, mais l’audace et le hasard sont aussi des éléments essentiels: d’abord relativement timide sur les 4 premiers numéros des 26 qu’il signera au final sur la série, principalement en compagnie de Chas Truog au dessin, Morrison nous embarque après cette période d’adaptation pour un voyage où la frontière entre son imaginaire et notre propre réalité a rarement été aussi poreuse.

 

Le repère de la bête

 

Avant même les combats, la fureur et le sang, Grant Morrison délimite un élément essentiel de son odyssée à travers le contexte familial de son personnage principal. Son héros est Buddy Baker avant d’être Animal Man, il est homme avant d’être surhomme, il est époux et père avant d’être super-héros. Dans un lotissement pavillonnaire typique, sa femme Ellen et ses enfants Cliff et Maxine vivent une existence presque normale dans une imagerie proche des sitcoms de l’époque qu’installe Chas Truog avec pourtant une certaine dose de vice. Le rêve américain apparaît sans cesse perverti, le ver est dans la pomme alors qu’une galerie de super-vilains envahissent la sphère privée de Buddy, insufflant une notion de danger imminent et permanent. Le havre de paix n’existe pas dans Animal Man, le repos est impossible à trouver pour un personnage sans cesse écartelé entre son devoir familial et celui de héros. Son absence est perpétuellement soulignée par Grant Morrison, qui bien souvent compartimente ses numéros entre les affrontements musclés de Buddy, loin du lotissement, et la solitude de Ellen, obligée de composer sans son mari pour tenir le foyer. Davantage que son partenaire, c’est elle qui est le socle fondateur de cette famille, et l’auteur ne lui épargne aucune épreuve, la confronte à la violence et au chaos, en évoquant notamment un viol dont elle a presque été victime, sans pour autant franchir la ligne rouge, dès les premières pages du recueil.

 

Impossible donc pour Buddy de s’épanouir pleinement dans son logis, mais tout aussi compliqué pour lui de trouver sa place dans un monde fait d’extraterrestres à la force surhumaine et de justiciers à l’intelligence hors norme. Animal Man n’est rien de cela, il ne maîtrise même pas pleinement les pouvoirs qui sont les siens, alors que leurs manifestations se font erratiques à des instants clés du récit. Grant Morrison force le lecteur à prendre un premier pas de recul, non pas uniquement par rapport à l’histoire de son protagoniste central, mais également face à la galaxie DC. Quelle place pour les seconds couteaux de l’écurie de l’éditeur ?

Plus en avant, quelle est la responsabilité de l’auteur vis à vis d’un personnage condamné à errer dans les limbes d’un monde qui le dépasse ? Chas Truog, en complice parfait, offre ainsi une réflexion manifestée par le costume même de Animal Man, que Buddy ne trouve pas à son goût et qu’il recouvre d’un manteau de cuir. La peau super-héroïque ne lui sied pas parfaitement, et malgré les injonctions de ses proches à affirmer son identité de surhomme, offrant même par ce biais un terreau fertile à Grant Morrison pour critiquer le mercantilisme débridé de la société américaine, les interventions de Superman ou de Martian Manhunter ne semble que mettre en avant les faiblesses du héros. Animal Man est constamment pris en étau entre deux univers distincts, et bien qu’il rejoigne la Justice League, il n’en est assurément pas un membre indispensable.

 

Le monde des hommes

 

Le run de Grant Morrison invite dès lors le héros de son histoire, et par extension le lecteur, à trouver sa juste place dans la société, à devenir une force du bien et du progrès, à s’attacher à une cause noble et à l’embrasser à pleines lèvres. Pour Buddy, ce combat est l’écologie et la défense du droit des animaux, comme on pouvait s’y attendre venant d’un être connecté au pouvoir de la faune. Nous ne sommes alors qu’en 1985, et pourtant Grant Morrison affronte frontalement des problèmes essentiels encore irrésolus aujourd’hui, évoquant notamment l’effet de serre, expliqué avec pédagogie dans un numéro. Un instant touchant, où Buddy converse pour une des rares fois avec Cliff, comme si l’auteur s’adressait à son jeune lectorat afin de le sensibiliser. Une douceur éphémère qui tranche totalement avec l’acidité dont Animal Man fait preuve au moment de dénoncer les violences faites aux animaux: impossible de se défaire de cette image violente et pourtant nécessaire que nous inflige Chas Truog lorsque dans ses planches apparaissent des singes aux yeux cousus pour les maintenir fermés dans le but d’accomplir de basses expériences pseudo-scientifiques sur eux. Pour autant, Grant Morrison n’est pas manichéen, et interroge également sur les extrémités que peut prendre le terrorisme écologique, et sur la légitimité de la lutte armée dans ce domaine. Un juste entre-deux se dessine au fil des pages, fragile mais présent.

 

Nous sommes toujours dans les années 1980, et une autre question capitale est mise sur le tapis: la représentativité dans le monde du comics, et la place des minorités. Si Grant Morrison avait offert 4 premiers numéros un brin consensuels pour assurer son avenir sur la série, il ne se prive pas quelques mois plus tard de faire son autocritique, avec une force narrative terrassante, qui laisse le lecteur exténué devant tant de gravité. Durant le début de son run, l’auteur opposait Animal Man à B’wana Beast, un autre personnage avatar du monde animal presque considéré comme une divinité, lui venu d’Afrique et pourtant à la peau blanche. Lors de l’épisode 13 de son épopée sur le titre, nommé Hour of the Beast, l’auteur entame un arc dans une Afrique du Sud en plein apartheid, alors que les hommes et femmes de couleur noire succombent sous les balles du pouvoir blanc en place. Tout le dénouement de cette intrigue repose sur la transmission du pouvoir de B’wana Beast à un nouveau protagoniste, cette fois natif africain et donc à la carnation foncée. Reniant le nom de celui qui lui prodigue sa force, ce personnage affirme une forme d’indépendance et d’émancipation. Alors qu’une partie, espérons restreinte, des lecteurs de comics continue de s’écharper autour de l’origine ou de la sexualité des héros qui leur sont chers, ce numéro est une lecture essentielle et inoubliable.

 

Aux frontières du réel

 

Un passage du récit qui atteste d’une intention au cœur du run de Grant Morrison, celle de ne rien laisser au hasard. Son Animal Man est une partie d’échec perpétuelle entre un auteur démiurge et un lecteur prisonnier de la stratégie de son adversaire. Les repères sont soufflés au fil de l’aventure, allant jusqu’à bouleverser la fabrication même d’un comics. On pense certains élans de l’aventure innocents, presque bon enfant, avant de réaliser quelques numéros plus tard que Morrison a disposé les bases d’une réflexion beaucoup plus complexe sur la nature intrinsèque de toute œuvre de fiction. Dès le numéro 5, le chef-d’oeuvre The Coyote Gospel, les indices s’accumulent quand à ce qui sera le dénouement vertigineux de plusieurs années de travail, et cela aussi bien dans les pages qui étale l’histoire d’un coyote venu d’une autre dimension, pris au piège de la réalité d’Animal Man, que sur la couverture de cet épisode qui montre Buddy, les bras en croix, crucifié sur les traits en noir et blanc de Brian Bolland qui représente même sa propre main.

Le crayon du dessinateur devient une arme, la gomme un instrument de torture, le découpage volontairement incertain et mouvant. Marv Wolfman et George Pérez avait brisé le mur qui sépare les dimensions des univers DC, Grant Morrison pulvérise celle du réel, faisant de notre monde une couche de l’imaginaire de la Distinguée Concurrence, et imposant la fiction comme une thérapie salvatrice aux pires affres de la vie, celle de Buddy Baker tout comme celle du lecteur.

 

Le premier volume du run de Grant Morrison est disponible chez Urban, au prix de 35€, et compile les numéros 1 à 13 du run, mais aussi Secret Origins numéro 39.

La suite est espérée prochainement chez l’éditeur.

 

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