Les lectures de Spike: Mister Miracle

Les démons de Tom King

mister miracle de tom king

Mister Miracle: A King in Hell

 

La création artistique engage toujours une part de soi et celle que nous livre le scénariste Tom King à travers ses récits apparaît particulièrement intime. Il semble même hautement improbable de se pencher sur l’un de ses comics sans évoquer le passé tourmenté de l’auteur et les fissures qui lézardent son âme. Alors que le monde du 9ème art lui ouvre ses portes après notamment un premier travail d’assistant auprès de l’immense Chris Claremont (X-Men, Fantastic Four…), un événement bouleverse son existence: les attentats du 11 septembre 2001. Pendant les 7 années suivantes, l’auteur en devenir se mue d’abord en soldat et rejoint l’unité antiterroriste de la CIA. Tom King franchit même l’Atlantique et sert sa patrie en Irak, mais son expérience se révèle éprouvante. Sous les feux d’une guerre controversée, il voit les combats lui arracher ses frères d’armes, mais aussi frapper la population civile appauvrie de cette nation du Proche-Orient, victime des luttes de pouvoir incessantes. Il rentre alors aux États-Unis habité par un syndrome post-traumatique profond et par le doute sur son passé récent.

 

Comme pour faire retentir un cri d’alarme, l’auteur range alors l’épée et retourne vers la plume. C’est d’abord à travers un roman, A Once Crowded Sky, que s’exprimera ce besoin, puis au fil de ses diverses collaborations chez Marvel et DC: ses Omega Men, Vision ou encore Batman convoquent tous les démons qui assaillent Tom King. Mais l’ouvrage le plus emblématique de cette obsession profonde du scénariste pour les hommes que la guerre a brisé semble sans nul doute être son Sheriff of Babylon, paru en 2015 chez Vertigo, le label indépendant de chez DC. Le créateur délaisse alors le genre super-héroïque pour revenir à un récit humain, justement en plein cœur d’une Irak dévastée. C’est ce chemin tortueux et complexe qui mènera une des étoiles montantes du Comics a posé son regard vers un des dieux du 4ème monde de la Distinguée Concurrence, en 2019: Mister Miracle.

 

Apokolips Now

 

Bien que Tom King propose dans les premières pages de son Mister Miracle un rapide résumé de ce panthéon propre à DC, un peu de contexte s’impose. Remontons le temps jusqu’en 1970. À cette époque, un auteur devenu légendaire, l’immense Jack Kirby, rejoint la maison d’édition après avoir éprouvé une certaine frustration artistique chez Marvel, qui ne le crédite pas pour toutes ses créations. Dans ses bagages, ce rêveur fou emporte un projet fabuleux qui jalonnera des décennies d’histoire pour DC: le 4ème monde. D’abord introduit dans un Superman’s Pal Jimmy Olsen, cet arc fondateur d’un parterre de nouvelles divinités imaginaires connaît son envol à travers trois séries distinctes: The New Gods, Forever People et, justement, la première itération de Mister Miracle, à laquelle Mitch Gerads, le comparse dessinateur de Tom King, fait d’ailleurs un clin d’œil visuel en reprenant sa première couverture pour l’afficher dans l’appartement de ce héros peu commun.

 

C’est tout un univers complexe que développe alors Jack Kirby: sur les cendres d’une guerre qui a décimé les anciens dieux, de nouvelles divinités sont apparues, réparties sur deux planètes voisines mais opposées graphiquement et idéologiquement. D’un côté, New Genesis, son calme et ses pâturages verdoyants, sur laquelle règne le sage Highfather. De l’autre, Apokolips et ses conflits incessants griffant ses plaines arides et ses mers de lave, où la souffrance est devenue commune. Un astre dirigé par l’infâme Darkseid, némésis ultime des héros DC, en quête de l’équation d’anti vie, une formule qui lui permettrait d’assouvir son joug sur tous les hommes. Pour maintenir une paix relative entre ces deux camps, évocation assez nette de l’enfer et du paradis, Darkseid et Highfather conviennent d’un échange de leur propre enfant, censé mettre un terme à cette guerre céleste. Le premier offrira Orion à New Genesis, le second concédera Mister Miracle à Apokolips. Mais le funeste marché est accompagné d’une terrible prophétie: un jour, un fils de Darkseid lui donnera la mort.

 

Élevé dans les fournaise d’Apokolips par la terrifiante Granny Goodness, Miracle Man passe sa jeunesse à tenter de s’enfuir vers de meilleurs horizons, en vain, jusqu’au jour où sa tentative se révèle enfin fructueuse. Accompagné de son amour rencontré en ces lieux atroces, la guerrière Big Barda, il rejoint la terre et prend l’identité de Scott Free. Il devient alors un artiste de cirque, apte à s’échapper de tous les pièges mortels, tel un Houdini moderne, avant d’embrasser une carrière de héros émérite, naviguant entre autres, à l’instar d’Orion, dans les rangs de la prestigieuse JLA. C’est à ce personnage et à sa trajectoire que Tom King peut apporter sa touche unique, 49 ans après sa création: les grandes figures traversent les âges.

 

Mister Miracle, de la mort à la vie

 

Propulsé à notre époque, Scott Free est en proie aux pires tourments moraux. Sans prendre de gant, Tom King débute son récit par une mise à nue totale de Mister Miracle: allongé sur le carrelage de sa salle de bain, nous découvrons ce héros les poignets ouverts, baignant dans son sang et à la frontière de la mort. C’est à sa compagne Big Barda que reviendra l’horreur de la sinistre découverte et la responsabilité de transporter son époux aux urgences. À partir de ce point de départ sordide, Tom King peut déployer toute la profondeur de son propos, formulant dès cette phase initiale du récit toute une série d’interrogations immédiatement captivantes. Qu’est ce qui a poussé Scott Free à cet obscur geste? Pourquoi cet homme d’apparence heureux dans son quotidien a t il cédé presque irrémédiablement aux sirènes de la mort? 

 

Avec un certain cynisme, l’auteur entretient un doute perpétuel sur les motivations de Mister Miracle: d’une part plane une forme de désespoir, d’une autre le héros affirme publiquement avoir simplement voulu relever le plus grand des défis, échapper à la mort. Proposer le suicide comme l’ultime challenge insurmontable apparait dès lors plus profond, impose un second niveau de lecture permanent. Tom King se joue même du vocabulaire anglais: le métier de son héros prend la dénomination de “Escape Artist”. Scott Free a t il cherché un échappatoire à son existence qu’il ne supporte plus à travers sa performance artistique? Les deux idées fusionnent admirablement et Tom King maitrise parfaitement sa narration. L’auteur se refuse aux flashbacks trop nombreux, les raisons du mal-être de son protagoniste transparaitront dans la suite de la vie de Mister Miracle, de manière naturelle et subtile.

 

Le scénariste nous interroge donc directement, sans forcer les réponses: une partie de la profondeur de son œuvre s’exprime sur le papier, l’autre dans la tête du lecteur. À chacun d’évaluer ce qui fait le bonheur d’un destin pleinement accompli, et ce qui peut l’entacher irrémédiablement. Mister Miracle ne donne pas de réponse, il se contente de poser des dilemmes existentiels propres au genre super-héroïque, mais toujours avec une passerelle vers notre monde. À plus forte raison, l’œuvre pose la question perpétuelle de ce qui fait la valeur d’une vie, celle que l’on donne comme celle que l’on prend. Les opposés s’attirent et la mort n’est qu’à deux pas de la renaissance dans la proposition de Tom King. Le choix semble impossible.

 

Combats éternels

 

Impliquer émotionnellement le lecteur est la motivation première de l’auteur, mais exorciser ses propres démons, où au moins livrer une partie de ses traumatismes liés à son passé troublé revêt également une importance capitale. Pourtant transposée à des années lumière de notre planète, la guerre incessante entre New Genesis et Apokolips fait écho aux conflits de notre monde. Dans le giron de la pop culture et de la science-fiction, Tom King trouve une forme d’authenticité aussi juste que malaisante. Le scénariste bouscule nos convictions, nous met face aux sacrifices de soldats sans motivation légitime autre que perpétuer des querelles ancestrales. Il suffit parfois d’une simple case pour qu’un personnage passe de vie à trépas, nous faisant éprouver la dure réalité du champ de bataille. Comme pour souligner une salissure de l’âme, Mitch Gerads propose régulièrement des liquides visqueux qui recouvrent Mister Miracle et Big Barda.

 

Pourtant le plus obsédant dans cet axe du récit qui fait appel aux affres du passé de Tom King ne s’exprime pas dans les séquences guerroyantes, par ailleurs dessinées avec un détachement certain, mais plutôt dans l’impossibilité qu’éprouve Scott Free à se défaire des ses obligations de soldat dans les instantanés de son quotidien. Chaque détour du scénario qui rappelle le héros sur terre pour un bref bol d’air est marqué par le fantôme de la mort qu’il côtoie en temps normal. Ce protagoniste ne peut pas se départir de ses démons, sa vie est à jamais souillée. Mitch Gerads parvient admirablement à exprimer cette idée en offrant des visuels de Big Barda, aussi sensuelle que musclée, et dont les étreintes semblent parfois tout aussi nuancées, comme lors d’un scène où elle ligote Mister Miracle à son lit pour une scène d’ébat amoureux.

 

C’est encore une fois sous le trait du dessinateur que ce bonheur précaire se retrouve parasité visuellement. La récurrence de cases noires où apparaissent simplement les mots “Darkseid is.” convoquent une forme de fatalité sous-jacente: la mort est là, toute proche de Scott Free. Dans le même ordre d’idée, et alors que le découpage se fait strict, des déformations semblables à des interférences vidéo ponctuent le récit, comme un mal lancinant. Mais c’est peut être le choix de représenter très régulièrement Mister Miracle de loin qui est le plus marquant: le héros est seul, désespérément solitaire au milieu de grands décors souvent vides.

 

Infâme panthéon

 

Tom King se révèle être au fil de son histoire un destructeur en chef. Si Jack Kirby fût l’architecte du 4ème monde, son successeur, des décennies plus tard, vient démolir ce parterre de divinités complexes. La morale qui oppose New Genesis et Apokolips n’apparaît pas tranchée, le scénariste n’expose pas bien et mal mais interroge plutôt les motivations de chacun, souvent égoïstes. Comme une faucheuse inattendue, Tom King n’hésitera jamais à mettre à mort ces figures pourtant iconiques de la galaxie DC. Comme les soldats qu’ils dirigent, ces dieux-généraux sont éphémères et subissent les conséquences morbides de leur mauvais choix. L’auteur respecte et semble aimé profondément l’univers de son illustre prédécesseur, mais au moment d’élaborer son histoire, il se l’approprie pleinement.


Réunir le mystique et la guerre, qui plus est permanente, vient naturellement caresser les dérives de notre monde. Tom King nous offre une formidable réflexion sur les motivations d’ordre religieuses des batailles imaginaires qu’il scénarise, tout en s’infiltrant dans notre Histoire récente. De façon très subtile, des axes de son récit font appel à l’iconographie de notre réalité. L’intelligence de l’auteur réside probablement dans la volonté de ne pas tirer à boulet rouge sur un seul courant de croyance, mais plutôt de mettre en perspective par toutes petites touches la foi de chacun. On comprend parfaitement l’allusion à l’Islam et aux fanatiques qui en détournent le message de paix universelle pour alimenter leur rhétorique barbare lorsque Tom King ouvre son ouvrage sur un enfant représentant “le visage de dieu”. Mais le christianisme est tout aussi présent dans la figure récurrente du martyr que revêt Mister Miracle, souvent représenté les bras en croix, et ce dès la couverture du Comics. Personne n’a raison et tout le monde à tort pour l’auteur: au terme de sa propre équation philosophique, il ne restera plus que l’homme face au poids de la conséquence de ses actes.

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