Sanctum Comicsum : Sentient

Non, ce n'est pas les Goonies dans l'espace...

En 1979, Ridley Scott nous a prévenu. Dans l’espace personne ne vous entends crier. 2019, Jeff Lemire et Gabriel Walta nous le rappelle  dans Sentient ,au cours d’un récit intense.

Nous sommes en 2105, la Terre est invivable et l’Humanité l’a fui vers l’inconnu, vers son seul espoir, l’espace. A bords du U.S.S. Montgomery, plusieurs familles de colons se dirigent vers ce qu’ils espèrent être un nouveau départ. Hélas, un Evènement dramatique va ôter la vie à l’intégralité des adultes. Valérie, l’I.A. du vaisseau, décide malgré son absence de programmation en la matière, de s’occuper des enfants devenus orphelins.

Strangers Space Things

Ok, cette histoire a donc pour protagonistes des enfants et une pseudo maman artificielle. Cela dit, vu que la première page montre un cadavre mutilé flottant dans l’espace, nous savons que nous ne sommes pas dans un conte tout public. Et au cas où cela ne suffisait pas, Lemire ajoute un cadre anxiogène et stressant au possible : une Terre ravagée, une destination en pleine guerre civile et l’entrée du Montgomery dans une zone spatiale sans communications possibles. L’auteur déroule ainsi un récit direct, simple, sans fioriture. Le peu de personnages amène une caractérisation de ces derniers tout aussi simple mais efficace. Sans les minimiser à ces simples rôles, nous voyons donc évoluer dans les premières pages des mères, pères, enfants, sœurs, frères…tous jetés vers un drame qui changera leurs vies. L’immersion est ainsi immédiate, Lemire jouant sur les peurs viscérales qui nous animent.  Peur de mourir, peur de l’avenir, peur de laisser des enfants seuls, peur de ne pas être à la hauteur, peur du monde violent et cynique des adultes…

Au bout de quelques pages, le lecteur est donc propulsé au sein d’une histoire de survie teintée d’horreur, au sein d’un environnement artificiel, hostile et dangereux. Les enfants peuvent certes compter sur Valérie et sa nouvelle mission maternelle, mais cela sera-t-il suffisant ?

Passée une introduction brutale, Lemire parvient néanmoins à conserver l’intérêt du lecteur avec quelques Evènements stressant au possible : la perte de Lil’, l’ambiguïté sur les I.A., le passage sur la station « inhabitée »…En fil rouge, ce besoin vital pour les enfants de grandir vite, de devenir responsables et de prendre des décisions d’adultes. Jamais facile d’écrire des enfants mais Lemire s’en sort honorablement. Certes, leur traitement est classique dans son ensemble mais, encore une fois, le récit resserré, direct et plutôt court (fin de l’histoire en un volume) permet difficilement d’explorer plus en avant. Le style de Sentient semble d’ailleurs plus se prêter au comics d’ambiance qu’à l’exploration psychologique des personnages. L’équilibre penche donc vers le premier, là où son Joker avec Andrea Sorrentino allait plutôt vers le second. Lemire les jette dans une situation extrême et nous les regardons se débattre.

Le monde d’après

Et au jeu de l’ambiance, le dessinateur espagnol Gabriel Hernandez Walta est loin d’être mauvais. Son trait mélancolique avait pu être croisé en VF chez Marvel sur la franchise X-Men. Alors que le comics mainstream n’est pas réputé pour être le plus fort en émotion, ces Astonishing X-Men (Marjorie Liu au scénario) et son Magneto (avec Cullen Bunn) s’attardaient sur des personnages en crise. Le trait de Walta ajoutait avec talent une chape plus lourde, un style plus indé’ particulièrement efficace. Ici son style est au diapason du récit de Lemire. Pas de futur high tech, propre, parfait et lisse. La référence est évidente et a été assumée totalement par le scénariste : l’USCSS Nostromo d’Alien, le 8ème passager.. on retrouve Ridley Scott. Le Montgomery est dans la même veine : gris, immense, efficace et fonctionnel à défaut d’être agréable et confortable. Malgré ce décor figé et quasi unique, Walta soigne ses mises en scènes et parvient à insuffler de l’émotion aux moments opportuns. Les visages deviennent plus expressifs et le découpage quasi cinématographique parle aux yeux du lecteur, le rendant plus qu’efficace. Il colorise lui-même le titre, utilisant une palette volontairement fade sur laquelle les giclées de sang marquent particulièrement. Mention plus enfin sur l’éclairage qu’il apporte aux planches. Jouant sur un encrage et des noirs paradoxalement sobres et rares, Walta parvient à rendre à la perfection l’aspect artificiel d’une lumière blanche. Enfants et lecteurs finissent ainsi d’être immergés dans les couloirs métalliques du vaisseau, où la seule vraie lumière semble venir de l’I.A. Valérie.

Cette dernière est une autre réussite du titre. Ambiguë du fait de sa nature informatique (une ancêtre de Ash?), mais potentiellement plus humaine que certains, elle est traitée avec beaucoup de sérieux par le duo d’artistes. Véritable personnage principal, son écriture, ses dialogues, ses choix de jeune parent improvisé sonnent toujours juste. Walta termine son portrait en mettant en scène ces actions via des robots commandés. Malgré ces avatars mécaniques, difficile de ne pas être ému par les gestes tendres et protecteurs de Valérie.

Quickly Ending

Sentient est quasi parfait sur les 2/3 du récit. Néanmoins, le sprint final vers la dernière page m’a plutôt désarçonné. Si en début de volume, les unités de temps sont claires (durée du voyage, entrée dans une zone sans comm’…), elles s’emballent sur la fin, ce qui précipite l’histoire vers l’épilogue. Cela donne l’impression d’une histoire mise sur rails très vite, qui se déroule à une vitesse constante avant d’accélérer d’un coup. Ce que l’on pourrait appeler le syndrome Games of Thrones peut être ^^

Presque un flash forward du coup, vers une fin, sans en dire plus, un peu « facile ». Non pas que je suis contre dans l’absolu mais la différence de ton saute plutôt aux yeux. Étrange de la part d’un auteur pourtant maître incontesté de sa narration.

Le récit aurait gagné à être tiré en longueur. Lemire et Walta aurait pu pousser plus loin du coup leur fil rouge, ajoutant l’isolement ou le fait de répéter, ou non, les erreurs des parents (notion esquissée mais vite passée). Lorsque l’on lit ce que M. Lemire peut faire sur la longueur (Sweet Tooth, Black Hammer, Descender, Moon Knight…), on ne peut qu’avoir un petit goût d’amertume en fermant ce Sentient.

Ce dernier est l’un des titres phares du nouvel éditeur US TKO (Panini Comics chez nous). A la différence de ses copains comics, pas de sorties mensuelles en « single » d’une vingtaine de pages, mais le volume en entier. Peut-être ce nouveau format d’édition va demander un peu d’adaptation aux auteurs. Il en reste que même si Sentient est perfectible, le titre est efficace et Lemire/Walta confirment être un duo d’artistes à suivre.

Site de l’éditeur TKO

Les critiques de Matthieu

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  1. Semaine du 13-21/02

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