Sanctum Comicsum : Velvet

She wore black, Velvet

Si vous tapez « comics », « polar », « noir » dans un moteur de recherche, Ed Brubaker devrait apparaître très vite. Le scénariste américain est un maître en la matière depuis la série Scene of the Crime en 1999. Aux crayons de celle-ci, Michael Lark et surtout Sean Phillips qui deviendra l’autre partie du binôme sur des titres similaires : Sleeper, Criminal (vainqueur d’un Eisner Award), Incognito et Fatale.

Fort d’un succès grandissant,  le scénariste fut approché par les deux majors. Pour que James valide ma review, je dois donc vous informer que vous avez raté votre vie (de lecteur) si vous n’avez pas lu Gotham Central (2003 chez DC Comics avec le scénariste Greg Rucka). Ce petit bijou suit la vie difficile du commissariat de Gotham qui doit gérer des menaces qui le dépasse régulièrement. Marvel Comics n’est pas en reste et propose le 5ème volume de Captain America à Brubaker avec Steve Epting aux dessins. Bru’ marquera le personnage de son empreinte, restant 8 ans aux commandes. Son coup de force : la résurrection de Bucky Barnes en Winter Soldier, adapté en 2014 au cinéma.

2013, Brubaker retrouve Epting chez l’éditeur Image Comics (Delcourt en VF) pour Velvet, nouvelle pierre dans l’édifice « noir » du scénariste américain.

Her name is Templeton

Le cadre annonce la couleur : années 70, service secret anglais, espions et missions à travers le globe. L’ombre de l’univers crée par Ian Fleming plane sur le titre, c’est indéniable, mais sans jamais l’écraser. La raison : le personnage principal n’est pas un ersatz de James Bond mais plutôt… Miss Moneypenny, ou en l’occurrence : Velvet Templeton.

Le lecteur est donc en terrain connu, directeur autoritaire, briefings avec vidéoprojecteur, missions top secrètes, voiture gadgétisée… jusqu’au style général très cinématographique. Velvet a un rythme soutenu, alterne gunfights, révélations, flashbacks, courses poursuites, enquêtes, face à face. La narration s’approche du long métrage, s’étirant sur 3 arcs narratifs qui peuvent s’apparenter à une trilogie, s’écartant par la même du comics frénétique qui condense son contenu souvent dans un 20 pages mensuel. Néanmoins, Brubaker est un scénariste expérimenté qui a travaillé également pour le grand et le petit écran. Il marie ainsi les deux mondes à la perfection, du cinoche sur papier, sans jamais tomber dans le banal storyboard, en hissant son travail vers le (fameux) roman graphique. Clin d’œil supplémentaire au grand écran, la Velvet de Steve Epting ressemble quand même beaucoup à une certaine Jamie Lee Curtis.

Néanmoins, Brubaker reste à un niveau plus terre à terre. Ici pas (vraiment) de méchant richissime mégalomaniaque avec des satellites laser. Un agent de l’ARC-7, les services secrets anglais, se fait trop facilement abattre. Velvet Templeton, secrétaire au sein de l’agence, flaire une odeur étrange. Elle s’y implique un peu trop et se retrouve piégée dans un jeu dont elle ignorait l’existence. Heureusement pour elle, malheureusement pour ses ennemis, Miss Templeton est loin d’être une simple secrétaire. S’ensuit une gigantesque course poursuite à travers le temps et une bonne partie de l’Europe, avec coups fourrés, chantages, infiltrations, échanges de bons mots, de balles et de whisky !

Un récit en forme de paradoxe, à la fois grandiose à la vue des découvertes de Velvet tout en restant, avant tout, l’histoire d’une femme au passé tumultueux et qui compte bien ne pas tomber sans se battre. Brubaker évite habilement le cliché épuisé de la « femme dans un monde d’hommes » et propose un vrai personnage, entier et séduisant. Miss Templeton a un certain âge, une vie derrière elle, des regrets, des envies, des pulsions… Sa féminité et son intimité font intégralement partis d’elle, comme pour tout autre être humain. Brubaker l’utilise avec parcimonie, au service du récit et de la construction de ce personnage. Il en profite pour délicieusement inverser les codes de l’étreinte amoureuse à la James Bond, trop unilatérale. Velvet est dans un monde d’hommes, mais elle y est intégrée. Elle utilise sa langue autant que ses poings ou sa séduction, à égalité avec ces congénères. Brubaker ne plonge pas dans le cliché macho mais en reste au contexte de l’époque, le dynamitant quand même il faut avouer avec une Velvet déchainée. Autour d’elle, des personnages secondaires plus en retrait, avant tout utile au scénario. Des seconds rôles trop faibles auraient pu porter préjudice à la qualité de la lecture, mais il n’en ait rien. Le scénariste les épaissit suffisamment ici et là pour les rendre crédibles et efficaces dans leurs rôles et les lancer dans un récit à 100 à l’heure.

Une bien belle histoire à tiroir où se multiplie vite les noms, les lieux, les organismes, les événements… se croisant et se recroisant, partant donc du fameux meurtre de l’agent de l’ARC-7. Mais Brubaker réussit le tour de force de ne pas noyer le lecteur. A ce titre, son dosage pour nous permettre d’être juste au-dessus de l’eau et de se rattraper au fil rouge à des moments clefs est clairement à noter. Cela dit, pour parfaitement embrasser la toile d’araignée où s’est jetée Mme Templeton, une ou deux séances de « binge reading » peuvent être efficaces. A moins de jouer soi même à l’espion. Prenez un grand tableau en liège, écrivez dessus les noms des personnages et autres à mesure qu’ils apparaissent, et essayer de les relier avec punaises et fils. Dernier conseil, ne vous faîtes pas gauler par votre mère et/ou conjoint, c’est un coup à se retrouver chez le psy.

Noir c’est noir

Ed Brubaker n’aime pas uniquement écrire des polars, il aime bien les voir prendre vie. Normal donc que ces collaborateurs les plus réguliers aient un style en harmonie. Steve Epting ici a ce trait sombre avec un encrage noir très présent. Le visuel est anxiogène et oppressant à souhait. C’est bien notre monde mais avec un filtre crépusculaire. Ce monde ci vit avant tout la nuit, dans des ruelles excentrées, de petites chambres d’hôtel, aspergé par une pluie glaciale. Elizabeth Breitweiser appose ensuite ces couleurs, parachevant des tableaux systématiquement inquiétant et sous tension. Les quelques rares couleurs éclatantes annoncent en général rien de bon, rouge sang, jaune explosion…même la mèche blanche de Miss Templeton ne parvient pas à égayer un visage marqué par de trop dures années.

Ouf ! On pourrait penser que les deux comparses nous ont gâté avec cette histoire dense et sombre. C’est vrai, mais Brubaker ajoute un dernier ingrédient dans le mixeur : un habillage global de son récit par des courtes réflexions sur le métier d’espion, le temps qui passe, les regrets et les souvenirs. La pincée est discrète et parcimonieuse. Elle se pose entre deux scènes, dans les pensées des personnages, dans le calme avant la tempête ou lors des rares moments de paix. Les personnages n’en sont que plus réalistes, se débattant dans un monde à la lisière du notre. Ce dernier, âpre et violent, avale ces femmes et hommes pour les recracher brisés, détruits, au nom d’un pays, d’un idéal, d’une allégeance. Mais Velvet Templeton connaît ce monde par cœur, et elle ne compte pas tomber sans se battre.

Lecture pour la préparation de cette review : Velvet en VF chez Iznéo

L’intégrale Velvet chez Delcourt

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